Le Bel Exutoire

Tuesday, August 15, 2006

l'Amour-propre


(eureka)


L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi;
il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes,
et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens;
il ne se repose jamais hors de soi,
et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs,
pour en tirer ce qui lui est propre.
~
Rien n’est si impétueux que ses désirs,
rien de si caché que ses desseins,
rien de si habile que ses conduites;
ses souplesses se peuvent représenter,
ses transformations passent celles des métamorphoses,
et ses raffinements ceux de la chimie.
~
On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes.
~
Là, il est à couvert des yeux les plus pénétrants;
il y fait mille insensibles tours et retours.
~
Là, il est souvent invisible à lui-même,
il y conçoit, il y nourrit, et il y élève, sans le savoir,
un grand nombre d’affections et de haines;
il en forme de si monstrueuses que, lorsqu’il les a mises au jour,
il les méconnait, ou il ne peut se résoudre à les avouer.
~
De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu’il a de lui-même;
de là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossièretés
et ses niaiseries sur son sujet;
de là vient qu’il croit que ses sentiments sont morts lorsqu’ils ne sont qu’endormis,
qu’il s’imagine n’avoir plus envie courir dès qu’il se repose,
et qu’il pense avoir perdu tous les goûts qu’il a rassasiés.
~
Mais cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même,
n’empêche pas qu’il voie parfaitement ce qui est hors de lui,
en quoi il est semblable à nos yeux,
qui découvrent tout,
et sont aveugles seulement pour eux-mêmes.
~
En effet dans ses plus grands intérêts,
et dans ses plus importantes affaires,
où la violence de ses souhaits appelle toute son attention,
il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout;
de sorte qu’on est tenté de croire que chacune de ses passions a une espèce de magie qui lui est propre.
~
Rien n’est si intime et si fort que ses attachements,
qu’il essaye de rompre inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent.
~
Cependant il fait quelquefois en peu de temps, et sans aucun effort,
ce qu’il n’a pu faire avec tous ceux dont il est capable dans les cours de plusieurs années;
d’ou l’on pourrait conclure assez vraisemblablement
que c’est par lui-même que ses désirs sont allumés,
plutôt que par la beauté et par le mérite de ses objets;
que son goût est le prix qui les relève,
et le fard qui les embellit;
que c’est après lui-même qu’il court, et qu’il suit son gré,
lorsqu’il suit les choses sont à son gré.
~
Il est tous les contraires:
il est impérieux et obéissant,
sincère et dissimulé,
miséricordieux et cruel,
timide et audacieux.
~
Il a de différentes inclinations selon la diversité des tempéraments qui le tournent,
et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, et tantôt aux plaisirs;
il en change selon le changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences;
mais il lui est indifférent d’en avoir plusieurs ou d’en avoir qu’une,
parce qu’il se partage en plusieurs et se ramasse en une quand il le faut,
et comme il lui plaît.
~
Il est inconstant, et outre les changements qui viennent des causes étrangères,
il y en a une infinité qui naissent de lui, et de son propre fonds;
il est inconstant d’inconstance,
de légèrté, d’amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût;
il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement,
et avec des travaux incroyables, à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses,
et qui même lui sont nuisibles,
mais qu’il poursuit parce qu’il les veut.
~
Il est bizarre,
et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles;
il trouve son plaisir dans les plus fades,
et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables.
~
Il est dans tous les états de la vie,
et dans toutes les conditions;
il vit partout, et il vit de tout, il vit de rien;
il s’accommode des choses, et de leur privation;
il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre,
il entre dans leurs desseins;
et ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux,
il conjure sa perte,
il travaille même à sa ruine.
~
Enfin il ne se soucie que d’être, et pourvu qu’il soit, il veut bien être son ennemi.
Il ne faut donc pas s’étonner s’il se joint quelqufefois à la plus rude austérité,
et s’il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire,
parce que, dans le même temps qu’il se ruine en un endroit,
il se rétablit en un autre;
quand on pense qu’il quitte son plaisir,
il ne fait que le suspendre, ou le changer,
et lors même qu’il est vaincu et qu’on croit en être défait,
on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite.
~
Voilà la peinture de l’amour-propre,
dont toute la vie n’est qu’une longue agitation;
la mer en est une image sensible,
et l’amour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues continuelles
une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées,
et de ses éternels mouvements.


~La Rochefoucauld~

Thursday, August 03, 2006

de l'amour et de la vie...

L’amour est une image de notre vie:
l’un et l’autre sont sujets aux mêmes révolutions et aux mêmes changements.
Leur jeunesse est pleine de joie et d’espérance:
on se trouve heureux d’être jeune, comme on se trouve heureux d’aimer.
Cet état si agréable nous conduit à désirer d’autres biens, et on en veut de plus solides;
on ne se contente pas de subsister, on veut faire des progrès, on est occupé des moyens de s’avancer et d’assurer sa fortune;
on cherche la protection des ministres, on se rend utile à leurs intérêts;
on ne peut souffrir que quelqu’un prétende ce que nous prétendons.
Cette émulation est traversée de mille soins (soucis) et de mille peines,
qui s’effacent par le plaisir de se voir établi;
toutes les passions sont alors satisfaites, et on ne prévoit pas qu’on puisse cesser d’être heureux.
Cette félicité néanmoins est rarement de longue durée, et elle ne peut conserver longtemps la grâce de la nouveauté.
Pour avoir ce que nous avons souhaité (quoique nous ayons), nous ne laissons pas de souhaiter encore.
Nous nous accoutumons à tout ce qui est à nous;
les mêmes biens ne conservent pas leur même prix, et ils ne touchent pas toujours également notre goût;
nous changeons imperceptiblement, sans remarquer notre changement;
ce que nous avons obtenu devient une partie de nous-mêmes:
nous serions cruellement touchés de le perdre, mais nous ne sommes plus sensibles au plaisir de le conserver;
la joie n’est plus vive, on cherche ailleurs que dans ce qu’on a tant désiré.
Cette inconstance involontaire est un effet du temps, qui prend malgré nous sur l’amour comme sur notre vie;
il en efface insensiblement chaque jour un certain air de jeunesse et de gaieté, et en détruit les plus véritables charmes;
on prend des manières plus sérieuses, on joint des affaires à la passion;
l’amour ne subsiste plus par lui-même, et il emprunte des secours étrangers.
Cet état de l’amour représente le penchant (déclin) de l’âge, où on commence à voir par où on doit finir;
mais on n’as pas la force de finir volontairement, et dan le déclin de l’amour comme dans le déclin de la vie, personne ne se peut résoudre de prévenir les dégoûts qui restent à éprouver;
on vit encore pour les maux, mais on ne vit plus pour les plaisirs.
La jalousie, la méfiance, la crainte de lasser, la crainte d’être quitté, sont des peines attachées à la vieillesse de l’amour,
comme les maladies sont attachées à la trop longue durée de la vie:
on ne sent plus qu’on est vivant que parce qu’on sent qu’on est malade,
et on ne sent aussi qu’on est amoureux que par sentir toutes les peines de l’amour.
On ne sort de l’assoupissement des trops longs attachements que par le dépit et le chagrin de se voir toujours attaché;
enfin, de toutes les décrépitudes,celle de l’amour est la plus insupportable.
La Rochefoucauld