Le Bel Exutoire

Sunday, July 22, 2007




Le Rossignol
par Hans Christian Andersen

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Vous savez qu'en Chine, l'empereur est un Chinois, et tous ses sujets sont des Chinois.

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Il y a de longues années, et justement parce qu'il y a très longtemps, je veux vous raconter cette histoire avant qu'on ne l'oublie.

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Le palais de l'empereur était le plus beau du monde, entièrement construit de la plus fine porcelaine - il fallait d'ailleurs y faire très attention.
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Dans le jardin poussaient des fleurs merveilleuses; et afin que personne ne puisse passer sans les remarquer, on avait attaché aux plus belles d'entre-elles des clochettes d'argent qui tintaient délicatement. Vraiment, tout était magnifique dans le jardin de l'empereur, et ce jardin s'étendait si loin, que même le jardinier n'en connaissait pas la fin. En marchant toujours plus loin, on arrivait à une merveilleuse forêt, où il y avait de grands arbres et des lacs profonds. Et cette forêt s'étendait elle-même jusqu'à la mer, bleue et profonde. De gros navires pouvaient voguer jusque sous les branches où vivait un rossignol. Il chantait si divinement que même le pauvre pêcheur, qui avait tant d'autres choses à faire, ne pouvait s'empêcher de s'arrêter et de l'écouter lorsqu'il sortait la nuit pour retirer ses filets. "Mon Dieu! Comme c'est beau!", disait-il. Mais comme il devait s'occuper de ses filets, il oubliait l'oiseau. Les nuits suivantes, quand le rossignol se remettait à chanter, le pêcheur redisait à chaque fois: "Mon Dieu! Comme c'est beau!"
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Des voyageurs de tous les pays venaient dans la ville de l'empereur et s'émerveillaient devant le château et son jardin; mais lorsqu'ils finissaient par entendre le Rossignol, ils disaient tous: "Voilà ce qui est le plus beau!" Lorsqu'ils revenaient chez-eux, les voyageurs racontaient ce qu'ils avaient vu et les érudits écrivaient beaucoup de livres à propos de la ville, du château et du jardin. Mais ils n'oubliaient pas le rossignol: il recevait les plus belles louanges et ceux qui étaient poètes réservaient leurs plus beaux vers pour ce rossignol qui vivaient dans la forêt, tout près de la mer.
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Les livres se répandirent partout dans le monde, et quelques-uns parvinrent un jour à l'empereur. Celui-ci s'assit dans son trône d'or, lu, et lu encore. À chaque instant, il hochait la tête, car il se réjouissait à la lecture des éloges qu'on faisait sur la ville, le château et le jardin. "Mais le rossignol est vraiment le plus beau de tout!", y était-il écrit.
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"Quoi?", s'exclama l'empereur. "Mais je ne connais pas ce rossignol! Y a-t-il un tel oiseau dans mon royaume, et même dans mon jardin? Je n'en ai jamais entendu parler!"
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Il appela donc son chancelier. Celui-ci était tellement hautain que, lorsque quelqu'un d'un rang moins élevé osait lui parler ou lui poser une question, il ne répondait rien d'autre que: "P!" Ce qui ne voulait rien dire du tout.
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"Il semble y avoir ici un oiseau de plus remarquables qui s'appellerait Rossignol!", dit l'empereur. "On dit que c'est ce qu'il y de plus beau dans mon grand royaume; alors pourquoi ne m'a-t-on rien dit à ce sujet?" "Je n'ai jamais entendu parler de lui auparavant", dit le chancelier. "Il ne s'est jamais présenté à la cour!"
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"Je veux qu'il vienne ici ce soir et qu'il chante pour moi!", dit l'empereur. "Le monde entier sait ce que je possède, alors que moi-même, je n'en sais rien!"
~"Je n'ai jamais entendu parler de lui auparavant", redit le chancelier. "Je vais le chercher, je vais le trouver!"
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Mais où donc le chercher? Le chancelier parcourut tous les escaliers de haut en bas et arpenta les salles et les couloirs, mais aucun de ceux qu'il rencontra n'avait entendu parler du rossignol. Le chancelier retourna auprès de l'empereur et lui dit que ce qui était écrit dans le livre devait sûrement n'être qu'une fabulation. "Votre Majesté Impériale ne devrait pas croire tout ce qu'elle lit; il ne s'agit là que de poésie!"
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"Mais le livre dans lequel j'ai lu cela, dit l'empereur, m'a été expédié par le plus grand Empereur du Japon; ainsi ce ne peut pas être une fausseté. Je veux entendre le rossignol; il doit être ici ce soir! Il a ma plus haute considération. Et s'il ne vient pas, je ferai piétiner le corps de tous les gens de la cour après le repas du soir."
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"Tsing-pe!", dit le chancelier, qui s'empressa de parcourir de nouveau tous les escaliers de haut en bas et d'arpenter encore les salles et les couloirs. La moitié des gens de la cour alla avec lui, car l'idée de se faire piétiner le corps ne leur plaisaient guère. Ils s'enquirent du remarquable rossignol qui était connu du monde entier, mais inconnu à la cour.
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Finalement, ils rencontrèrent une pauvre fillette aux cuisines. Elle dit: "Mon Dieu, Rossignol? Oui, je le connais. Il chante si bien! Chaque soir, j'ai la permission d'apporter à ma pauvre mère malade quelques restes de table; elle habite en-bas, sur la rive. Et lorsque j'en reviens, fatiguée, et que je me repose dans la forêt, j'entends Rossignol chanter. Les larmes me montent aux yeux; c'est comme si ma mère m'embrassait!"
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"Petite cuisinière, dit le chancelier, je te procurerai un poste permanent aux cuisines et t'autoriserai à t'occuper des repas de l'empereur, si tu nous conduis auprès de Rossignol; il doit chanter ce soir."
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Alors, ils partirent dans la forêt, là où Rossignol avait l'habitude de chanter; la moitié des gens de la cour suivit. Tandis qu'ils allaient bon train, une vache se mit à meugler. ~
"Oh!", dit un hobereau. "Maintenant, nous l'avons trouvé; il y a là une remarquable vigueur pour un si petit animal! Je l'ai sûrement déjà entendu!"
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"Non, dit la petite cuisinière, ce sont des vaches qui meuglent. Nous sommes encore loin de l'endroit où il chante." ~
Puis, les grenouilles croassèrent dans les marais. "Merveilleux!", s'exclama le prévôt du château. "Là, je l'entends; cela ressemble justement à de petites cloches de temples."
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"Non, ce sont des grenouilles!", dit la petite cuisinière. "Mais je pense que bientôt nous allons l'entendre!" À ce moment, Rossignol se mit à chanter.
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"C'est lui, dit la petite fille. Ecoutez! Ecoutez! Il est là!" Elle montra un petit oiseau gris qui se tenait en-haut dans les branches.
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"Est-ce possible?", dit le chancelier. "Je ne l'aurais jamais imaginé avec une apparence aussi simple. Il aura sûrement perdu ses couleurs à force de se faire regarder par tant de gens!"
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"Petit Rossignol, cria la petite cuisinière, notre gracieux Empereur aimerait que tu chantes devant lui!"
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"Avec le plus grand plaisir", répondit Rossignol. Il chanta et ce fut un vrai bonheur. "C'est tout à fait comme des clochettes de verre!", dit le chancelier. "Et voyez comme sa petite gorge travaille fort! C'est étonnant que nous ne l'ayons pas aperçu avant; il fera grande impression à la cour!" "Dois-je chanter encore pour l'Empereur?", demanda Rossignol, croyant que l'empereur était aussi présent.
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"Mon excellent petit Rossignol, dit le chancelier, j'ai le grand plaisir de vous inviter à une fête ce soir au palais, où vous charmerez sa Gracieuse Majesté Impériale de votre merveilleux chant!"
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"Mon chant s'entend mieux dans la nature!", dit Rossignol, mais il les accompagna volontiers, sachant que c'était le souhait de l'empereur.
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Au château, tout fut nettoyé; les murs et les planchers, faits de porcelaine, brillaient sous les feux de milliers de lampes d'or. Les fleurs les plus magnifiques, celles qui pouvaient tinter, furent placées dans les couloirs. Et comme il y avait là des courants d'air, toutes les clochettes tintaient en même temps, de telle sorte qu'on ne pouvait même plus s'entendre parler.
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Au milieu de la grande salle où l'empereur était assis, on avait placé un perchoir d'or, sur lequel devait se tenir Rossignol. Toute la cour était là; et la petite fille, qui venait de se faire nommer cuisinière de la cour, avait obtenu la permission de se tenir derrière la porte. Tous avaient revêtu leurs plus beaux atours et regardaient le petit oiseau gris, auquel l'empereur fit un signe.
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Le rossignol chanta si magnifiquement, que l'empereur en eut les larmes aux yeux. Les larmes lui coulèrent sur les joues et le rossignol chanta encore plus merveilleusement; cela allait droit au coeur. L'empereur fut ébloui et déclara que Rossignol devrait porter au coup une pantoufle d'or. Le Rossignol l'en remercia, mais répondit qu'il avait déjà été récompensé: "J'ai vu les larmes dans les yeux de l'Empereur et c'est pour moi le plus grand des trésors! Oui! J'ai été largement récompensé!" Là-dessus, il recommença à chanter de sa voix douce et magnifique.
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"C'est la plus adorable voix que nous connaissons!", dirent les dames tout autour. Puis, se prenant pour des rossignols, elles se mirent de l'eau dans la bouche de manière à pouvoir chanter lorsqu'elles parlaient à quelqu'un. Les serviteurs et les femmes de chambres montrèrent eux aussi qu'ils étaient joyeux; et cela voulait beaucoup dire, car ils étaient les plus difficiles à réjouir. Oui, vraiment, Rossignol amenait beaucoup de bonheur.
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À partir de là, Rossignol dut rester à la cour, dans sa propre cage, avec, comme seule liberté, la permission de sortir et de se promener deux fois le jour et une fois la nuit. On lui assigna douze serviteurs qui le retenaient grâce à des rubans de soie attachés à ses pattes. Il n'y avait absolument aucun plaisir à retirer de telles excursions.
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Un jour, l'empereur reçut une caisse, sur laquelle était inscrit: "Le rossignol".
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"Voilà sans doute un nouveau livre sur notre fameux oiseau!", dit l'empereur. Ce n'était pas un livre, mais plutôt une oeuvre d'art placée dans une petite boîte: un rossignol mécanique qui imitait le vrai, mais tout sertis de diamants, de rubis et de saphirs. Aussitôt qu'on l'eut remonté, il entonna l'un des airs que le vrai rossignol chantait, agitant la queue et brillant de mille reflets d'or et d'argent. Autour de sa gorge, était noué un petit ruban sur lequel était inscrit: "Le rossignol de l'Empereur du Japon est bien humble comparé à celui de l'Empereur de Chine."
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Tous s'exclamèrent: "C'est magnifique!" Et celui qui avait apporté l'oiseau reçu aussitôt le titre de "Suprême Porteur Impérial de Rossignol".
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"Maintenant, ils doivent chanter ensembles! Comme ce sera plaisant!"
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Et ils durent chanter en duo, mais ça n'allait pas. Car tandis que le vrai rossignol chantait à sa façon, l'automate, lui, chantait des valses. "Ce n'est pas de sa faute!", dit le maestro, "il est particulièrement régulier, et tout-à-fait selon mon école!" Alors l'automate dut chanter seul. Il procura autant de joie que le véritable et s'avéra plus adorable encore à regarder; il brillait comme des bracelets et des épinglettes.
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Il chanta le même air trente-trois fois sans se fatiguer; les gens auraient bien aimé l'entendre encore, mais l'empereur pensa que ce devait être au tour du véritable rossignol de chanter quelque chose. Mais où était-il? Personne n'avait remarqué qu'il s'était envolé par la fenêtre, en direction de sa forêt verdoyante.
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"Mais que se passe-t-il donc?", demanda l'empereur, et tous les courtisans grognèrent et se dirent que Rossignol était un animal hautement ingrat. "Le meilleur des oiseaux, nous l'avons encore!", dirent-ils, et l'automate dut recommencer à chanter. Bien que ce fut la quarante-quatrième fois qu'il jouait le même air, personne ne le savait encore par coeur; car c'était un air très difficile. Le maestro fit l'éloge de l'oiseau et assura qu'il était mieux que le vrai, non seulement grâce à son apparence externe et les nombreux et magnifiques diamants dont il était serti, mais aussi grâce à son mécanisme intérieur. "Voyez, mon Souverain, Empereur des Empereurs! Avec le vrai rossignol, on ne sait jamais ce qui en sortira, mais avec l'automate, tout est certain: on peut l'expliquer, le démonter, montrer son fonctionnement, voir comment les valses sont réglées, comment elles sont jouées et comment elles s'enchaînent!"
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"C'est tout-à-fait notre avis!", dit tout le monde, et le maestro reçu la permission de présenter l'oiseau au peuple le dimanche suivant. Le peuple devait l'entendre, avait ordonné l'empereur, et il l'entendit. Le peuple était en liesse, comme si tous s'étaient enivrés de thé, et tous disaient: "Oh!", en pointant le doigt bien haut et en faisant des signes. Mais les pauvres pêcheurs, ceux qui avaient déjà entendu le vrai rossignol, dirent: "Il chante joliment, les mélodies sont ressemblantes, mais il lui manque quelque chose, nous ne savons trop quoi!"
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Le vrai rossignol fut banni du pays et de l'empire. L'oiseau mécanique eut sa place sur un coussin tout près du lit de l'empereur, et tous les cadeaux que ce dernier reçu, or et pierres précieuses, furent posés tout autour. L'oiseau fut élevé au titre de "Suprême Rossignol Chanteur Impérial" et devint le Numéro Un à la gauche de l'empereur - l'empereur considérant que le côté gauche, celui du coeur, était le plus distingué, et qu'un empereur avait lui aussi son coeur à gauche. Le maestro rédigea une oeuvre en vingt-cinq volumes sur l'oiseau. C'était très savant, long et remplis de mots chinois parmi les plus difficiles; et chacun prétendait l'avoir lu et compris, craignant de se faire prendre pour un idiot et de se faire piétiner le corps.
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Une année entière passa. L'empereur, la cour et tout les chinois connaissaient par coeur chacun des petits airs chantés par l'automate. Mais ce qui leur plaisaient le plus, c'est qu'ils pouvaient maintenant eux-mêmes chanter avec lui, et c'est ce qu'ils faisaient. Les gens de la rue chantaient: "Ziziiz! Kluckkluckkluck!", et l'empereur aussi. Oui, c'était vraiment magnifique!
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Mais un soir, alors que l'oiseau mécanique chantait à son mieux et que l'empereur, étendu dans son lit, l'écoutait, on entendit un "cric" venant de l'intérieur; puis quelque chose sauta: "crac!" Les rouages s'emballèrent, puis la musique s'arrêta.
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L'empereur sauta immédiatement hors du lit et fit appeler son médecin. Mais que pouvait-il bien y faire? Alors on amena l'horloger, et après beaucoup de discussions et de vérifications, il réussit à remettre l'oiseau dans un certain état de marche. Mais il dit que l'oiseau devait être ménagé, car les chevilles étaient usées, et qu'il était impossible d'en remettre de nouvelles. Quelle tristesse! À partir de là, on ne put faire chanter l'automate qu'une fois l'an, ce qui était déjà trop. Mais le maestro tint un petit discourt, tout plein de mots difficiles, disant que ce serait aussi bien qu'avant; et ce fut aussi bien qu'avant.
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Puis, cinq années passèrent, et une grande tristesse s'abattit sur tout le pays. L'empereur, qui occupait une grande place dans le coeur de tous les chinois, était maintenant malade et devait bientôt mourir. Déjà, un nouvel empereur avait été choisi, et le peuple, qui se tenait dehors dans la rue, demandait au chancelier comment se portait son vieil empereur.
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"P!", disait-il en secouant la tête.
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L'empereur, froid et blême, gisait dans son grand et magnifique lit. Toute la cour le croyait mort, et chacun s'empressa d'aller accueillir le nouvel empereur; les serviteurs sortirent pour en discuter et les femmes de chambres se rassemblèrent autour d'une tasse de café. Partout autour, dans toutes les salles et les couloirs, des draps furent étendus sur le sol, afin qu'on ne puisse pas entendre marcher; ainsi, c'était très silencieux. Mais l'empereur n'était pas encore mort: il gisait, pâle et glacé, dans son magnifique lit aux grands rideaux de velours et aux passements en or massif. Tout en haut, s'ouvrait une fenêtre par laquelle les rayons de lune éclairaient l'empereur et l'oiseau mécanique.
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Le pauvre empereur pouvait à peine respirer; c'était comme si quelque chose ou quelqu'un était assis sur sa poitrine. Il ouvrit les yeux, et là, il vit que c'était la Mort. Elle s'était coiffée d'une couronne d'or, tenait dans une main le sabre de l'empereur, et dans l'autre, sa splendide bannière. De tous les plis du grand rideau de velours surgissaient toutes sortes de têtes, au visage parfois laid, parfois aimable et doux. C'étaient les bonnes et les mauvaises actions de l'empereur qui le regardaient, maintenant que la Mort était assise sur son coeur.
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"Te souviens-tu d'elles?", dit la Mort. Puis, elle lui raconta tant de ses actions passées, que la sueur en vint à lui couler sur le front.
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"Cela je ne l'ai jamais su!", dit l'empereur. "De la musique! De la musique! Le gros tambour chinois", cria l'empereur, "pour que je ne puisse entendre tout ce qu'elle dit!"
~Mais la Mort continua de plus belle, en faisant des signes de tête à tout ce qu'elle disait.
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"De la musique! De la musique!", criait l'empereur. "Toi, cher petit oiseau d'or, chante donc, chante! Je t'ai donné de l'or et des objets de grande valeur, j'ai suspendu moi-même mes pantoufles d'or à ton cou; chante donc, chante!"
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Mais l'oiseau n'en fit rien; il n'y avait personne pour le remonter, alors il ne chanta pas. Et la Mort continua à regarder l'empereur avec ses grandes orbites vides. Et tout était calme, terriblement calme.
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Tout à coup, venant de la fenêtre, on entendit le plus merveilleux des chants: c'était le petit rossignol, plein de vie, qui était assis sur une branche. Ayant entendu parler de la détresse de l'empereur, il était venu lui chanter réconfort et espoir. Et tandis qu'il chantait, les visages fantômes s'estompèrent et disparurent, le sang se mit à circuler toujours plus vite dans les membres fatigués de l'empereur, et même la Mort écouta et dit: "Continue, petit rossignol! Continue!"
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"Bien, me donnerais-tu le magnifique sabre d'or? Me donnerais-tu la riche bannière? Me donnerais-tu la couronne de l'empereur?"
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La Mort donna chacun des joyaux pour un chant, et Rossignol continua à chanter. Il chanta le tranquille cimetière où poussent les roses blanches, où les lilas embaument et où les larmes des survivants arrosent l'herbe fraîche. Alors la Mort eut la nostalgie de son jardin, puis elle disparut par la fenêtre, comme une brume blanche et froide.
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"Merci, merci!" dit l'empereur. "Toi, divin petit oiseau, je te connais bien! Je t'ai banni de mon pays et de mon empire, et voilà que tu chasses ces mauvais esprits de mon lit, et que tu sors la Mort de mon coeur! Comment pourrais-je te récompenser?"
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"Tu m'as récompensé!", répondit Rossignol. "J'ai fait couler des larmes dans tes yeux, lorsque j'ai chanté la première fois. Cela, je ne l'oublierai jamais; ce sont là les joyaux qui réjouissent le coeur d'un chanteur. Mais dors maintenant, et reprend des forces; je vais continuer à chanter!"
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Il chanta, et l'empereur glissa dans un doux sommeil; un sommeil doux et réparateur!
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Le soleil brillait déjà par la fenêtre lorsque l'empereur se réveilla, plus fort et en bonne santé. Aucun de ses serviteurs n'était encore venu, car ils croyaient tous qu'il était mort. Mais Rossignol était toujours là et il chantait. "Tu resteras toujours auprès de moi!, dit l'empereur. Tu chanteras seulement lorsqu'il t'en plaira, et je briserai l'automate en mille morceaux."
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"Ne fait pas cela", répondit Rossignol. "Il a apporté beaucoup de bien, aussi longtemps qu'il a pu; conserve-le comme il est. Je ne peux pas nicher ni habiter au château, mais laisse moi venir quand j'en aurai l'envie. Le soir, je viendrai m'asseoir à la fenêtre et je chanterai devant toi pour tu puisses te réjouir et réfléchir en même temps. Je chanterai à propos de bonheur et de la misère, du bien et du mal, de ce qui, tout autour de toi, te reste caché. Un petit oiseau chanteur vole loin, jusque chez le pauvre pêcheur, sur le toit du paysan, chez celui qui se trouve loin de toi et de ta cour. J'aime ton coeur plus que ta couronne, même si la couronne a comme une odeur de sainteté autour d'elle. Je reviendrai et chanterai pour toi! Mais avant, tu dois me promettre!"
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"Tout ce que tu voudras!", dit l'empereur. Il était debout dans son costume impérial, qu'il venait d'enfiler, et tenait sur son coeur le sabre alourdi par l'or. "Je te demande de ne révéler à personne que tu as un petit oiseau qui te raconte tout. Alors, tout ira mieux !"
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Puis, Rossignol s'envola.
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Les serviteurs entraient pour voir leur empereur mort. Ils étaient là, debout devant lui, étonnés.
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Et lui leur dit, simplement : "Bonjour!"

L'Ombre

L'Ombre
Hans Christian Andersen
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Un jour, un savant homme des pays froids arriva dans une contrée du Sud ;
il s'était réjoui d'avance de pouvoir admirer à son aise les beautés de la nature que développe dans ces régions un climat fortuné ;
mais quelle déception l'attendait !
Il lui fallut rester toute la journée comme prisonnier à la maison, fenêtres fermées ;
et encore était-on bien accablé ;
personne ne bougeait ;
on aurait dit que tout le monde dormait dans la maison, ou qu'elle était déserte. Tout le jour, le soleil dardait ses flammes sur la terrasse qui formait le toit ;
l'air était lourd, on se serait cru dans une founaise :
c'était insupportable.
Le savant homme des pays froids était jeune et robuste ;
mais sous ce soleil torride, son corps se desséchait et maigrissait à vue d'oeil ; son ombre même se rétrécit et rapetissa, et elle ne reprenait de la vie et de la force que lorsque le soleil avait disparu. C'était un plaisir alors de voir, dès qu'on apportait la lumière dans la chambre, cette pauvre ombre se détirer, et s'étendre le long de la muraille.
Le savant homme à ce moment se sentait aussi revivre ;
il se promenait dans sa chambre pour ranimer ses jambes engourdies et allait sur son balcon admirer le firmament étoilé.
Sur tous ces balcons, il voyait apparaître des gens qui venaient respirer l'air frais. La rue aussi commençait à s'animer ;
les bourgeois s'installaient devant leurs portes ;
des milliers de lumières scintillaient de toutes parts.
Il n'y avait qu'une maison où continuât à régner un complet silence ;
c'était celle en face de la demeure du savant étranger.
Elle n'était pas inhabitée cependant ;
sur le balcon verdissaient et fleurissaient de belles plantes ;
il fallait que quelqu'un les arrosât, le soleil sans cela les aurait aussitôt desséchées.
La soirée s'avançait ;
voilà que la fenêtre du balcon s'entrouvrit un peu ;
la chambre resta sombre;
de l'intérieur arrivèrent de doux sons d'une musique que le savant étranger trouva délicieuse, ravissante.
Il alla demander à son propriétaire quelles étaient les personnes qui demeuraient en face ;
le brave homme lui répondit qu'il n'en savait rien.
Une nuit, le savant étranger s'éveilla ;
il avait, le soir, laissé la fenêtre de son balcon ouverte ;
il regarda de ce côté et il crut apercevoir une lueur extraordinaire rayonner du balcon de la maison d'en face :
les fleurs paraissaient briller comme de magnifiques flammes de couleur, et au milieu d'elles se tenait une jeune fille d'une beauté merveilleuse ;
elle semblait un être éthéré, tout de feu.
Un autre soir, le savant étranger reposait sur son balcon ;
derrière lui, dans la chambre, brûlait une lumière, et, chose naturelle, il en résultait que son Ombre apparaissait sur la muraille de la maison d'en face ; l'étranger remua, l'Ombre bougea également et la voilà qui se trouve entre les fleurs du balcon d'en face.
- Je crois, dit le savant étranger, que mon Ombre est en ce moment le seul être vivant de cette mystérieuse maison.
Tiens, la fenêtre du balcon est de nouveau entrouverte.
Une idée !
Si mon Ombre avait assez d'esprit pour entrer voir ce qui se passe à l'intérieur et venir me le redire ...
Oui, continua-t- il, en s'adressant par plaisanterie à l'Ombre, fais-moi donc le plaisir d'entrer là.
Cela te va-t-il ?
Et en même temps, il fit un mouvement de tête que l'Ombre répéta comme si elle disait : "oui."
- Eh bien, c'est cela, reprit-il ; mais ne t'oublie pas et reviens me trouver.
A ces mots, il se leva, rentra dans la chambre et laissa retomber le rideau.
Alors, si quelqu'un s'était trouvé là, il aurait vu distinctement l'Ombre pénétrer lestement par la fenêtre d'en face et disparaître dans l'intérieur.
Le lendemain, comme il ne faisait plus si chaud, le savant étranger sortit.
Le ciel était couvert de nuages ;
mais voilà qu'ils se dissipent, le soleil reparaît.
- Qu'est cela ? s'écrie l'étranger qui venait de se retourner pour considérer un monument. Mais c'est affreux ! Comment, je n'ai plus mon Ombre ! Elle m'a pris au mot ; elle m'a quitté hier soir. Que vais-je devenir?
Le soir, il se remit sur son balcon, la lumière derrière lui ;
il se dressa de tout son haut, se baissa jusque par terre, fit mille contorsions ; puis il appela hum hum, et pstt, pstt ;
l'Ombre ne reparut pas.
Décidément, ce n'était pas gai. Mais dans les pays chauds, la végétation est bien puissante ;
tout y pousse et prospère à merveille, et au bout de huit jours, l'étranger aperçut, à la lueur de sa lampe, un petit filet d'ombre derrière lui.
"Quelle chance ! se dit-il. La racine était restée."
La nouvelle ombre grandit assez vite ;
au bout de trois semaines, l'étranger s'enhardit à se montrer de jour en public, et lorsqu'il repartit pour le Nord, sa patrie, on ne remarquait plus chez lui rien d'extraordinaire.
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De retour dans son pays, le savant homme écrivit des livres sur les vérités qu'il avait découvertes et sur ce qu'il avait vu dans ce monde méridional.
Un soir qu'il était dans sa chambre à méditer, il entend frapper doucement à sa porte.
"Entrez !" dit-il.
Personne ne vint.
Alors, il alla ouvrir lui-même la porte, et devant lui se trouva un homme d'une extrême maigreur ;
mais il était habillé à la dernière mode :
ce devait être un personnage de distinction.
- A qui ai-je l'honneur de parler ? dit le savant.
- Oui, je le pensais bien, que vous ne me reconnaîtriez pas, répondit l'autre.
Je ne suis pas bien gros, j'ai cependant maintenant un corps véritable. Vous continuez à ne point me remettre? Mais, je suis votre ancienne Ombre. Depuis que je vous ai quitté, acquis une belle fortune. C'est ce qui me permettra de me racheter du servage où je me trouve toujours vis-à-vis de vous.
- Non, permettez que je revienne de ma surprise, s'écria le savant. Voyons, vous ne vous moquez pas de moi ?
- Du tout, répondit l'Ombre. Mon histoire n'est pas de celles qui se passent tous les jours. Lorsque vous m'avez autorisée à vous quitter, j'en ai profité comme vous le savez. Cependant, au milieu de mon bonheur, j'ai éprouvé le désir de vous revoir encore une fois avant votre mort, ainsi que ce pays. Je sais que vous avez une nouvelle ombre. Ai-je à lui payer quelque chose parce qu'elle remplit mon service, et à vous combien devrai-je si je veux me racheter ?
- Comment, c'est vraiment toi ? dit le savant. Jamais je n'aurais eu l'idée qu'on pouvait retrouver son Ombre sous la forme d'un être humain.
- Pardon si j'insiste, reprit l'Ombre. Quelle somme ai-je à vous verser pour que vous renonciez à l'autorité que vous avez toujours sur moi ?
- Laisse donc ces sornettes, dit le savant. Comment peut-il être question d'argent entre nous. Je t'affranchis et je te fais libre comme l'air. Je suis enchanté d'apprendre que tu as si bien fait ton chemin dans ce monde. Seulement je te prie d'une chose ;
raconte-moi tes aventures depuis le moment où tu t'es faufilée par la fenêtre du balcon dans la maison en face de celle que nous habitions.
- Je veux bien vous en faire le récit, dit l'Ombre ;
mais promettez-moi de n'en rien révéler, de ne pas apprendre aux gens que je n'ai été qu'un être impalpable. Il me peut venir l'idée de me marier, et je ne tiens pas à ce qu'on me suppose sans consistance.
- C'est entendu, dit le savant.
Avant de commencer, l'Ombre s'installa à son aise. Elle était toute vêtue de noir, ses vêtements étaient du drap le plus fin, ses bottes en vernis ;
elle portait un chapeau à claque, dont par un ressort on pouvait faire une simple galette :
on venait d'inventer ce genre de coiffure, qui n'était encore d'usage que dans la plus haute société.
Elle s'assit et posa ses bottes vernies sur la tête de la nouvelle ombre qui lui avait succédé et qui se tenait comme un fidèle caniche aux pieds du savant ; celle-ci ne parut pas ressentir l'humiliation et ne bougea pas, voulant écouter attentivement comment la première s'y était prise pour se dégager de son esclavage.
- Vous ignorez encore, commença l'Ombre parvenue, qui demeurait dans la fameuse maison d'en face, qui vous intriguait là-bas dans les pays chauds. C'était ce qu'il y a de plus sublime au monde :
la Poésie en personne. Je ne restai que trois semaines auprès d'elle, et j'appris dans ces quelques jours sur les secrets de l'univers et le cours du monde plus que si j'avais vécu autre part trois mille ans.
Et aujourd'hui je puis dire sans craindre d'être mis à l'épreuve :
je sais tout, j'ai tout vu.
- La Poésie ! s'écria le savant. Comment n'y ai-je pas pensé ? Mais oui, dans les grandes villes, elle vit dans l'isolement, toute solitaire ; bien peu s'intéressent à elle. Je ne l'ai aperçue qu'un instant, et encore n'étais-je qu'à moitié éveillé.
Elle se tenait sur le balcon ; autour d'elle une auréole brillait comme une de nos aurores boréales ; elle était au milieu d'un parterre de fleurs qu'on aurait prises pour des flammes. Mais continue, continue :
donc tu entras par la fenêtre du balcon, et alors ...
- Je me trouvai dans une antichambre où régnait comme une sorte de crépuscule ;
la porte qui était ouverte donnait sur une longue enfilade de superbes appartements qui communiquaient tous ensemble ;
la lumière y était éblouissante, et m'aurait infailliblement tuée si je m'y étais aventurée. Mais provenant de vous, j'avais suffisamment de votre sagesse pour rester à l'abri et tout observer de mon petit coin. Dans le fond je vis la Poésie, assise sur son trône.
- Et ensuite ? interrompit le savant. Ne me fais pas languir.
- Je vous l'ai déjà dit, reprit l'Ombre, j'ai vu défiler devant moi tout ce qui existe :
le passé et une partie de l'avenir.
Mais, parparenthèse, je vous demanderai s'il n'est pas convenable que vous cessiez de me tutoyer. J'en fais l'observation, non par orgueil, mais en raison de ma science maintenant si supérieure à la vôtre, et surtout à cause de ma situation de fortune, chose qui ici-bas règle partout les relations de société.
- Vous avez parfaitement raison, dit le savant. Excusez-moi de ne pas y avoir songé de moi-même. Mais continuez, je vous prie.
- Je ne puis, reprit l'Ombre, que vous répéter :
j'ai tout vu et je sais tout.
- Mais enfin, dit le savant, ces magnifiques appartements, comment étaient- ils ? Etait-ce comme un temple sacré ? ou bien s'y serait-on cru sous le ciel étoilé ? ou bien encore dans une forêt mystérieuse ? Ce sont là les lieux où nous aimons à supposer que demeure la Poésie.
- Maintenant que j'ai tout vu et que je connais tout, dit l'Ombre, il m'est pénible d'entrer dans les menus détails.
- Apprenez-moi au moins, dit le savant, si dans ces splendides salles vous avez aperçu les dieux des temps antiques, les héros des âges passés ? Les sylphides, les gentilles elfes n'y dansaient-elles pas des rondes ?
- Vous ne voulez donc pas comprendre que je ne puis vous en dire plus. Si vous aviez été à ma place, dans ce séjour enchanté, vous seriez passé à l'état d'être supérieur à l'homme ;
moi qui n'étais qu'une ombre, j'ai avancé jusqu'à la condition d'homme. Or le propre de l'humanité c'est de faire l'important, c'est de se prévaloir à l'excès de ses avantages. Donc il est tout naturel qu'ayant tout vu, je ne vous communique rien de ma science.
J'ai d'autant plus de raison de montrer quelque hauteur, qu'étant dans l'antichambre du palais, j'ai saisi la ressemblance de mon être intime avec la Poésie :
tous deux nous sommes des reflets."
Lorsque, devenue homme, j'abandonnai la demeure de la Poésie, vous aviez quitté la ville. Je me trouvai un matin, dans les rues, richement habillée comme un prince.
D'abord, l'étrangeté de ma nouvelle situation me fit un singulier effet ;
et je me blottis tout le jour dans le coin d'une ruelle écartée.
" Le soir je parcourus les rues au clair de lune :
je grimpai tout en haut des murailles, jusqu'au faite des toits et je regardai dans les maisons, à travers les fenêtres des beaux salons et des humbles mansardes. Personne ne se défilait de moi, et je découvris toutes les vilaines choses que disent et que font les hommes quand ils se croient à l'abri de tout regard observateur. " Si j'avais mis dans une gazette toutes les noirceurs, les indignités, les intrigues, que je découvrais, on n'aurait plus lu que ce journal dans tout l'univers. Mais quels ennemis cela m'aurait procurés ! Je préférai profiter de ma clairvoyance, et je fis par lettre particulière connaître aux gens que je savais leurs méfaits. Partout où je passais, on vivait dans des transes terribles ; on me détestait comme la mort, mais en face on me choyait, on me faisait fête, on m'accablait de magnifiques cadeaux et d'honneurs. Les académiciens me nommaient un des leurs, les tailleurs m'habillaient pour rien, les fournisseurs me donnaient ce qu'ils avaient de mieux pour m'obliger à taire leurs fraudes ; les financiers me bourraient d'or ;
les femmes disaient qu'on ne pouvait imaginer un plus bel homme que moi. Je me laissais faire, c'est ainsi que je suis devenue le personnage que vous voyez."
Maintenant je vous quitte pour aller à mes affaires. Au revoir. Voici ma carte. Je demeure du côté du soleil ; quand il pleut, vous me trouverez toujours chez moi. Mais je vous préviens que je pars demain pour faire mon tour du globe.
L'Ombre s'en fut. Le savant resta absorbé dans ses réflexions sur cette étrange aventure.
~
Des années se passèrent. Un beau jour l'Ombre reparut.
- Comment allez- vous ? dit-elle.
- Pas trop bien, dit le savant. J'écris de mon mieux sur le Vrai, le Beau et le Bien ; mais mes livres n'intéressent presque personne, et j'ai la faiblesse de m'en affecté. Vous me voyez tout désespéré.
- Ce n'est guère mon cas, dit l'Ombre. Voyez comme j'engraisse et comme j'ai bonne mine. C'est là le vrai but de la vie ;
vous ne savez pas prendre le monde tel qu'il est, et exploiter ses défauts. Cela vous ferait du bien de voyager un peu. Justement, je vais repartir pour un autre continent : voulez-vous m'accompagner? je vous défraierai de tout ;
nous aurons un train de grands seigneurs. Mais il y a une condition. Vous savez, je n'ai pas d'ombre, moi :
eh bien, vous remplirez cet emploi auprès de moi.
- C'est trop fort ce que vous me proposez là, dit le savant;
c'est presque de l'impudence. Comment, je vous ai affranchie, sans rien vous demander, et vous voulez faire de moi votre esclave ?
- C'est le cours de ce monde, répondit l'Ombre. Il y a des hauts et des bas :
les maîtres deviennent des valets ;
et quand les valets commandent, ils font les tyrans. Vous ne voulez pas accepter; à votre aise !
L'Ombre repartit de nouveau.
~
Le pauvre savant alla de mal en pis ;
les peines et les chagrins vinrent le harceler. Moins que jamais on faisait attention à ce qu'il écrivait sur le Vrai, le Beau et le Bien.
Il finit par tomber malade.
- Mais comme vous maigrissez, lui dit-on, vous avez l'air d'une ombre ! Ces mots involontairement cruels firent tressaillir l'infortuné savant.
- Il vous faut aller aux eaux, lui dit l'Ombre qui revint lui faire une visite. Il n'y a pas d'autre remède pour votre santé. Vous avez dans le temps refusé l'offre que je vous faisais de vous prendre pour mon ombre. Je vous la réitère en raison de nos anciennes relations. C'est moi qui paye les frais de voyage ;
je suis aussi obligée d'aller aux eaux afin de faire pousser ma barbe qui ne veut pas croître suffisamment pour que j'aie l'air de dignité qui convient à ma position. Donc vous serez mon compagnon. Vous écrirez la relation de nos pérégrinations. Soyez cette fois raisonnable et ne repoussez pas ma proposition.
Le savant, pressé par la nécessité, fit taire sa fierté et ils partirent. L'Ombre avait toujours la place d'honneur ;
selon le soleil, le savant avait à virer et à tourner, de façon à bien figurer une ombre. Cela ne le peinait ni ne l'affectait même pas ;
il avait très bon coeur, il était très doux et aimable et il se disait que si cette fantaisie faisait plaisir à l'Ombre, autant valait la satisfaire.
Un jour il lui dit :
- Maintenant que nous voilà redevenus intimes comme autrefois, ne serait- il pas mieux de nous tutoyer de nouveau ?
-Votre proposition est très flatteuse, répondit l'Ombre d'un air pincé qui convenait à sa qualité de maître ;
mais comprenez bien ceci que je vais vous dire en toute franchise. Je me sentirais tout bouleversé, si vous veniez me tutoyer de nouveau ;
cela me rappellerait trop mon ancienne position subalterne. Mais je veux bien, moi, vous tutoyer :
de la sorte votre désir sera accompli au moins à moitié.
Et ainsi fut fait. Le brave savant ne protesta pas.
" Il paraît que c'est le cours du monde ", se dit-il, et il n'y pensa plus.
~
Ils s'installèrent dans une ville d'eaux où il y avait beaucoup d'étrangers de distinction, et entre autres la fille d'un roi, merveilleusement belle ;
elle était venue pour se faire guérir d'une grave maladie :
sa vue était trop perçante ;
elle voyait les choses trop distinctement et cela lui enlevait toute illusion.
Elle remarqua que le seigneur nouvellement arrivé n'était pas un seigneur ordinaire.
"On prétend qu'il est ici, se dit-elle, pour que les eaux fassent croître sa barbe ; moi je sais à quoi m'en tenir sur son infirmité, c'est qu'il ne projette pas d'ombre."
Sa curiosité était vivement éveillée, et à la promenade elle se fit aussitôt présenter le seigneur étranger. En sa qualité de fille d'un puissant roi, elle n'était pas habituée à user de circonlocutions;
aussi dit-elle à brûle-pourpoint :
- Je connais votre maladie ; vous souffrez de ne pas avoir d'ombre.
- Vos paroles me remplissent de joie, répondit l'Ombre, elles me prouvent que Votre Altesse Royale est sur la voie de guérison et que votre vue commence à se troubler et à vous abuser. Loin de ne pas avoir d'ombre, j'en ai une tout extraordinaire ;
c'est dans ma nature de rechercher tout ce qui est particulier, et je ne me suis pas contentée d'une de ces ombres comme en ont les hommes en général. J'ai pour ombre un homme en chair et en os ;
qui plus est, de même que souvent on donne à ses domestiques pour leur livrée un drap plus fin que celui qu'on porte soi-même, j'ai tant fait que cet être a lui-même une ombre. Cela m'est revenu bien cher ;
mais encore une fois je raffole de ce qui est rare.
- Que me dites-vous là ? s'écria la princesse. 0h ! bonheur, mes yeux commencent à me tromper ! Ces eaux sont vraiment admirables. Ils se séparèrent avec les plus grands saluts.
"Je pourrais cesser ma cure, se dit-elle ; mais je veux encore rester quelque temps. Ce prince m'intéresse beaucoup ... "
~
Le soir, dans la grande salle de bal, la fille du roi et l'Ombre firent un tour de danse.
Elle était légère comme une plume ;
mais lui était léger comme l'air ;
jamais elle n'avait rencontré un pareil danseur. Elle lui dit quel était le royaume de son père ;
l'Ombre connaissait le pays, l'ayant visité dans le temps.
La princesse alors en était absente. L'Ombre s'était amusée, selon son ordinaire, à grimper aux murs du palais du roi et à regarder par les fenêtres, par les ouvertures des rideaux et même par le trou des serrures ;
elle avait appris une foule de petits secrets de la cour, auxquels, en causant avec la princesse, elle fit de fines allusions.
" Que d'esprit et de tact il a, ce jeune et galant prince !" se dit la princesse, et elle se sentit un grand penchant pour lui.
L'Ombre s'en aperçut redoubla d'amabilité. A la troisième danse, la princesse fut sur le point de lui avouer que son coeur était touché ;
mais elle avait un fond de raison et pensait à son royaume ;
elle se dit :
" Ce prince est fort spirituel, sa conversation est très intéressante, c'est fort bien ;
il danse divinement, c'est encore mieux. Mais, pour qu'il puisse m'aider à gouverner mes millions de sujets, il faudrait aussi qu'il eût de solides connaissances :
c'est très important ;
aussi vais-je lui faire subir un petit examen. "
Et elle lui adressa une question si extraordinairement difficile, qu'elle-même n'aurait pas été en état d'y répondre.
L'Ombre fit une légère moue.
- Vous ne connaissez pas la solution ? dit-elle d'un air désappointé.
- Ce n'est pas cela, dit l'Ombre ;
seulement je suis un peu déconcertée parce que vous n'avez pas cru devoir m'interroger sur une matière un peu plus ardue. Quant à cette question, je connais la réponse depuis ma première jeunesse, au point que mon ombre, qui se tient là-bas, pourrait vous en dire la solution.
- Votre ombre ! s'écria la princesse, mais ce serait un phénomène unique.
- Je ne l'assure pas entièrement, dit l'Ombre, mais je crois qu'il en est ainsi. Toute ma vie je me suis occupée de science et il est naturel que mon ombre tienne de moi.
Seulement, en raison même des connaissances qu'elle a pu acquérir, elle ne manque pas d'orgueil et elle a la prétention d'être traitée comme un être humain véritable. Je me permettrai de prier votre Altesse Royale de tolérer sa manie, afin qu'elle reste de bonne humeur et réponde convenablement.
- Rien de plus juste, dit la princesse.
Elle alla trouver le savant, qui se tenait contre la porte, et elle causa avec lui du soleil et de la lune, des profondeurs des cieux et des entrailles de la terre ;
elle l'interrogea sur les nations des contrées les plus éloignées. Il ne resta pas court une seule fois, et il apprit à la princesse les choses les plus intéressantes.
" Celui qui a une ombre aussi savante, se dit-elle, doit être un véritable phénix. Ce sera une bénédiction pour mon peuple, que je le choisisse pour partager mon trône :
ma résolution est prise."
Elle fit connaître ses intentions à l'Ombre, qui les accueillit avec une grâce et une dignité parfaites. Il fut convenu que la chose serait tenue secrète, jusqu'au moment où l'on serait de retour dans le royaume de la princesse.
- C'est cela, dit l'Ombre, nous ne laisserons rien deviner à personne, pas même à mon ombre.
Elle avait ses raisons particulières pour prendre cette précaution.
- Écoute bien, mon ami, dit l'Ombre à son ancien maître le savant. Je suis arrivée au comble de la puissance et de la richesse et je pense à faire ta fortune. Tu habiteras avec moi le palais du roi et tu auras cent mille écus par an. Mais, prends en bien note, tu passeras plus que jamais pour mon ombre, et tu ne révéleras à personne que tu as toujours été un homme.
- Non, je ne veux pas tremper dans cette fourberie. A moi il serait égal d'être votre inférieur, mais je ne veux pas que vous trompiez tout un peuple et la fille du roi par-dessus le marché. Je dirai tout;
que je suis un homme, que vous n'êtes qu'une ombre vêtue d'habits d'homme, un reflet, une chimère.
- Personne ne te croira, dit l'Ombre. Calme-toi, ou j'appelle la garde.
- Je m'en vais trouver la princesse, dit le savant, et tout lui révéler.
- J'y serai avant toi, dit l'Ombre, car tu vas aller tout droit en prison.
La garde arriva et obéit à celui qui était connu comme le fiancé de la fille du roi. Le pauvre savant fut jeté dans un noir cachot.
- Tu trembles, dit la princesse lorsqu'elle vit entrer l'Ombre. Qu'est-il arrivé ?
- Je viens d'assister à un spectacle navrant, répondit l'Ombre. Pense donc, mon ombre a été prise de folie. Voilà ce que c'est ! A ma suite elle s'est toujours occupée de hautes sciences, et la tête lui aura tourné. Ne s'imagine-t-elle pas qu'elle a toujours été homme ? Mais il y a plus :
elle prétend que je ne suis que son ombre !
- C'est épouvantable ! s'écria la princesse. Elle est enfermée, n'est-ce pas?
- Oui certes, dit l'Ombre. Je crains bien qu'elle ne se remette jamais.
- Pauvre ombre ! dit la princesse. Elle doit être fort malheureuse :
un être aussi mobile qui se trouve claquemuré dans une étroite cellule ! Ce serait probablement lui rendre un grand service que de la délivrer de son petit souffle de vie. Et puis dans ce temps de révolutions, où l'on voit les peuples toujours s'intéresser à ceux que nous autres souverains sommes censés persécuter, il est peut-être sage de se débarrasser d'elle en secret.
- Cela me semble bien dur cependant, dit l'Ombre d'un air contrit et en soupirant ;
elle m'a servie si fidèlement !
- J'apprécie tes scrupules, dit la princesse, et je reconnais une fois de plus combien tu as un noble caractère. Mais ceux qui sont chargés d'une couronne ne peuvent pas écouter leur coeur. Donc je m'en tiendrai à ce que j'ai pensé.
~
Le soir, toute la ville fut illuminée splendidement ;
à chaque seconde retentissait un coup de canon. Les cris de joie du peuple se mêlaient aux " boum boum ". C'était magnifique. Un superbe feu d'artifice fut tiré devant le palais, et la fille du roi et son époux vinrent sur le balcon recevoir les acclamations.
Le bruit étourdissant de la fête ne troubla pas le pauvre savant ; il était déjà mis à mort et enterré.

Thursday, July 19, 2007

R.I.P.


"A wounded bird cannot sing."

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Jerry Hadley

1952-2007


Sunday, July 15, 2007

Tout un monde à créer....

Notre cœur peut devenir fort à l'endroit de la cassure...
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Ce que tu as appelé le monde, il faut commencer par le créer. Ta raison, ton imagination, ta volonté, ton amour doivent devenir ce monde. La vie n’aura servi à rien à celui qui quitte le monde sans avoir réalisé son propre monde...

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Friday, July 13, 2007

les plantes sauvages....

même les mauvaises herbes ont leur mérite

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une beauté rare et éphémère

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quelque chose qui endure


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grâce et dignité

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belle fragilité

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l'équilibre au jardin

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Wednesday, July 04, 2007

finale

...ceux qui me font du mal....
qui me rendent triste.....
je ne désire plus le contact avec eux...
c'est décidé..
fin